
Les rappels par la jurisprudence
Les rappels par la jurisprudence
Nous proposons un nouveau choix de décisions rendues par notre Haute Cour, offrant des éclairages précieux à l’entrepreneur dans les domaines de la propriété et du droit de voisinage, du contrat d’entreprise et du droit du travail.
Nous vous souhaitons une bonne lecture.
Par Albert VON BRAUN, avocat au service juridique de la Fédération vaudoise des entrepreneurs.
Mes projets
DROIT DE LA PROPRIÉTÉ
Propriété par étages – Action en cessation de trouble – Annulation des décisions de la PPE
Art. 75, 679, 684, 712ass CC
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a l’occasion de préciser les contours de différentes notions de droit de la propriété par étages qu’il est utile de rappeler ici.
- Action en raison du trouble et PPE
Comme tout propriétaire foncier, le propriétaire d’étages dispose de voies de recours pour se défendre contre les atteintes illégales à sa propriété, y compris contre d’autres copropriétaires qui portent atteinte à son droit exclusif. Il peut notamment intenter une action en cessation d’immissions excessives.
- Respect du règlement d’administration
Etant donné que l’assemblée des propriétaires d’étages peut toujours modifier le règlement en respectant la majorité requise, il apparaît opportun qu’un propriétaire d’étages ne puisse pas directement agir contre un autre propriétaire d’étages pour exiger le respect du règlement. Il doit au contraire exiger une décision de la communauté, qu’il pourra, le cas échéant, attaquer judiciairement.
- Action en annulation des décisions de la PPE
En l’espèce, deux propriétaires d’étages agissent contre la communauté afin qu’elle soit condamnée à agir contre l’un des leurs, dans le but de faire enlever un nouveau revêtement au sol, prétendument contraire au règlement. Bien que la communauté doive veiller au respect du règlement (art. 712m et 712t CC), la loi accorde aux propriétaires d’étages le droit de décider librement s’ils veulent ou non mener le procès. En l’occurrence, seuls deux propriétaires d’étages sont touchés par le changement de revêtement, de sorte qu’aucun intérêt commun n’est concerné. Cela peut constituer une raison légitime de renoncer à initier une procédure judiciaire. De plus, l’action en raison du trouble est à disposition des propriétaires touchés. Dans cette procédure, la disposition réglementaire en question joue un rôle, puisqu’elle permet de déterminer s’il y a atteinte excessive (TF 5A_17/2024 du 3 février 2025).
Propriété – Possession – Expropriation matérielle – Déclassement
Art. 5, 15 et 22 LAT et 26 Cst
- Portée du nouvel art. 15 LAT
Les modifications introduites par la révision de la LAT du 15 juin 2012 (en vigueur depuis le 1er mai 2014) ne constituent pas une nouvelle définition du droit de propriété. En effet, tel est le cas uniquement lorsque l’on passe d’un régime foncier existant à un nouveau régime, sachant qu’il doit s’agir d’un changement entraînant des conséquences importantes.Si les terrains ne sont pas construits ou ne le sont que partiellement pendant l’horizon de planification de 15 ans prévu par l’art. 15 LAT, les propriétaires ne peuvent en principe plus compter sur le fait qu’ils pourront être construits à l’avenir. En d’autres termes, la collectivité est autorisée à redéfinir le contenu de la propriété d’une parcelle à l’issue de ces 15 ans. Cela s’applique en particulier au déclassement nécessaire des zones à bâtir surdimensionnées.En l’absence d’informations fiables sur l’évolution démographique prévue et réelle, ainsi que sur le développement des zones à bâtir de la commune, il n’est pas possible de déterminer de manière définitive si la zone à bâtir était surdimensionnée ou non. - Expropriation matérielle
Dans cette affaire, la propriétaire a omis pendant plus de 30 ans de faire usage de son droit de construire. Une telle passivité doit être prise en compte dans l’appréciation de la probabilité que la propriétaire aurait fait usage de son droit de construire dans un avenir proche et par ses propres moyens.Par ailleurs, en construisant un immeuble à vocation agricole sur la parcelle et en utilisant le reste de celle-ci comme terres agricoles, la propriétaire a choisi d’utiliser la parcelle à des fins agricoles. Cette utilisation a été pratiquée sur une très longue période, de sorte que l’utilisation résidentielle et commerciale, en principe autorisée, n’apparaît plus que comme une utilisation future purement théorique.A cela s’ajoute que la parcelle n’est pas équipée au sens de l’art. 22 al. 2 let. b LAT et que la réalisation de cet équipement nécessiterait certainement l’octroi d’une servitude de passage au détriment d’une parcelle voisine et l’adoption d’un plan d’équipement communal. Les conditions d’une indemnité pour expropriation matérielle ne sont ainsi pas réunies (TF 1C_275/2022 du 27 novembre 2024).
Droit du voisinage – Immissions excessives provenant des travaux de construction
Art. 679a et 684 CC
En présence d’un dossier portant sur des immissions excessives provenant de travaux de construction, le Tribunal fédéral rappelle que l’intensité de l’atteinte, déterminante pour juger de son caractère excessif, doit être évaluée selon des critères objectifs. Statuant selon les règles du droit et de l’équité, le juge doit procéder à une pesée des intérêts en présence, en se référant à la sensibilité d’une personne raisonnable qui se trouverait dans la même situation.
L’art. 684 CC doit servir en premier lieu à établir un équilibre entre les intérêts divergents des voisins. La persistance de l’atteinte ne ressort pas du texte légal fondant l’obligation d’indemniser ; elle n’en constitue pas moins un élément permettant d’évaluer l’intensité de l’immission, singulièrement son caractère excessif (TF 5D_11/2024 du 19 février 2025).
Droit du voisinage – Immissions excessives provenant des travaux de construction – Causalité naturelle et adéquate – Appréciation d’une expertise
Art. 679a et 684 CC
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral retient que l’expertise a précisé qu’il n’est pas possible de déterminer dans quelle mesure les dommages ont été causés uniquement par les activités de construction ou s’ils se seraient produits de toute façon avec le temps, sans qu’il soit possible de déterminer dans quelle mesure et dans quel délai cela se serait produit.
Dans ce contexte, il n’est donc pas arbitraire de retenir que le lien de causalité fait défaut entre les travaux et les dommages constatés (TF 5A_412/2023 du 26 février 2025).
Mes affaires
CONTRAT D’ENTREPRISE
Priorité à la réfection de l’ouvrage – Expertise judiciaire et expertise privée
Art. 168, 177 et 407 CPC et 169 Norme SIA-118
Dans cette affaire, des défauts ont été signalés à l’entrepreneur deux mois avant la livraison de l’ouvrage, à la suite de quoi l’entrepreneur n’a rien fait, mais a relativisé voire contesté le principe même des défauts.
- Priorité à la réfection de l’ouvrage
Si l’entrepreneur a d’emblée refusé de procéder à l’élimination du défaut ou que son incapacité à procéder à ladite élimination est manifeste, le maître peut exercer les droits prévus par l’art. 169 al. 1 ch. 1 à 3 norme SIA 118 sans même avoir à fixer de délai pour la réfection.Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral retient que le maître d’ouvrage pouvait en déduire un refus d’éliminer les défauts.
- Expertise judiciaire et expertise privée
En l’espèce, l’autorité cantonale a privilégié l’expertise privée rendue avec pour seul véritable motif que l’expert privé avait une formation équivalente à celle de l’expert judiciaire. Selon le Tribunal fédéral, il aurait fallu à tout le moins, en supposant que l’expertise privée ait créé un doute sur la solution préconisée, interpeler l’expert judiciaire sur ce point spécifique et, conformément à l’art. 188 al. 2 CPC, solliciter un complément d’expertise.
- Nouveau droit de l’expertise
Le Tribunal fédéral rappelle dans cet arrêt que le législateur fédéral a modifié l’art. 177 CPC, entré en vigueur le 1er janvier 2025, qui érige en titre, donc en moyen de preuve (art. 168 CPC), l’expertise privée. Le nouveau droit est immédiatement applicable aux procédures pendantes (art. 407f CPC). Ce faisant, le Tribunal fédéral annule le jugement d’appel parce que l’instance cantonale n’aurait pas dû apprécier l’expertise privée comme un moyen de preuve, puisque le nouveau droit de l’expertise n’était alors pas applicable. Cependant, dans le cadre de la nouvelle procédure d’appel, l’expertise privée devra tout de même être appréciée comme un moyen de preuve, puisque le nouveau droit de l’expertise sera applicable dans le cadre de cette nouvelle procédure (TF 4A_207/2024 du 5 février 2025).
Contrat d’entreprise et contre de mandat – Contrat d’architecte global – Rémunération forfaire
Art. 373 et 374 CO
- Contrat d’architecte global
Dans cette affaire, les parties étaient liées par un contrat d’architecte global ; les prestations à fournir par l’architecte portaient non seulement sur la planification, mais également sur la direction des travaux. Il s’agit là d’un contrat mixte, soumis aux règles du mandat ou à celles du contrat d’entreprise selon les prestations de l’architecte en cause. L’art. 373 CO est applicable lorsque les parties sont convenues d’une rémunération forfaitaire.
- Rémunération forfaitaire et modification de commande
Dans la mesure où il prétend à une rémunération supplémentaire, l’entrepreneur supporte le fardeau de la preuve de la modification de commande et des frais supplémentaires en résultant.Dans le cas d’espèce, de nombreuses modifications du projet ont été apportées en cours de réalisation. Le coût des travaux est ainsi passé de de CHF 19 millions à CHF 25 millions. Ces modifications ont été étudiées, dessinées et intégrées dans les plans généraux d’exécution par l’architecte. Elles ont en outre nécessité une coordination avec les autres mandataires ainsi qu’une surveillance des travaux sur le chantier. Dans ces circonstances, l’augmentation des honoraires de CHF 260’820, alors qu’ils avaient été fixés forfaitairement à CHF 756’000 dans le contrat, apparaît justifiée en l’espèce. Par ailleurs, en commandant, respectivement en acceptant, les prestations supplémentaires de l’architecte, le maître d’ouvrage a tacitement renoncé à ce que la forme écrite s’applique aux modifications du contrat (TF 4A_420/2024 du 11 février 2025).
Mes collaborateurs
DROIT DU TRAVAIL
Congé immédiat – Justes motifs
Art. 337 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral statue sur la question de savoir si les reproches fait à un employé sont suffisamment caractérisés pour justifier son licenciement avec effet immédiat. Concrètement, notre Haute Cour confirme que repose sur de justes motifs le licenciement immédiat d’un employé d’EMS qui, après avoir reçu un avertissement formel pour avoir envoyé un WhatsApp grossier à une collègue, avait attrapé une autre collègue par la queue de cheval, lui demandant en riant « si elle aimait ça », avait tenu à son égard des propos dénigrants et moqueurs sur sa personnalité et son physique.
L’arrêt rappelle également que dès son licenciement ordinaire signifié et ses motifs exposés, le même employé avait immédiatement attribué la responsabilité de ce congé à deux de ses collègues et était monté dans les étages de l’établissement dans le but manifeste de dire à ses supposées « dénonciatrices » ce qu’il pensait de leur comportement. Admettant lui-même être « agité », l’employé avait créé un « vent de panique », à tel point que plusieurs collaboratrices, dont certaines en pleurs, s’étaient enfermées dans un bureau.
L’employé avait surtout porté atteinte à la personnalité d’une aide-soignante, en lui demandant de le suivre dans un bureau, puis en se plaçant devant la porte pour l’empêcher de sortir, tout en lui assénant des reproches véhéments et injustifiés, provoquant chez elle un état de désarroi et d’insécurité l’ayant conduite à pleurer (TF 4A_72/2024 du 16 janvier 2025).
Gratification – Convention collective – Salaire minimum
Art. 18, 322, 322d, 357 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a l’occasion de rappeler des principes importants en matière de gratification dans le contexte particulier d’une convention collective de travail,et sur celle de savoir à quelles conditions les parties au contrat peuvent déroger aux dispositions d’une convention collective applicable.
- Notion de gratification
La distinction entre gratification et salaire réside en ce que le versement de la première dépend totalement ou au moins partiellement du bon vouloir de l’employeur. Les échéances auxquelles une prime a pu ou dû être versée ne sont pas déterminantes. Dans le cas d’espèce, la prime litigieuse a été correctement qualifiée de gratification, dès lors que la volonté de soumettre le versement de ladite prime à l’appréciation de l’employeuse a valablement été établie par la cour cantonale. - Principe de la clause la plus favorable (art. 357 al. 2 CO)
Si les parties sont convenues de déroger à une convention collective de travail, il faut procéder à une comparaison des avantages (Günstigkeitsvergleich): il s’agit de vérifier, pour le rapport de travail en question, si les conditions contractuelles de travail sont ou non plus favorables au travailleur que celles de la convention collective. La préférence du travailleur concerné pour l’une ou l’autre réglementation est sans incidence. On doit se demander quelle serait l’appréciation d’un travailleur raisonnable en considération du corps de métier visé et des conceptions prévalant au sein de la branche d’activité concernée. Le caractère objectif de cet examen implique que l’on ne puisse pas comparer isolément les différentes dispositions en cause. Il faut effectuer une comparaison par secteurs (Gruppenvergleich) : on compare les dispositions de la convention collective qui sont étroitement liées entre elles avec la réglementation correspondante du contrat individuel de travail. Cela permet par exemple que des systèmes de rémunération différents soient comparés entre eux dans leur ensemble. La comparaison ne peut cependant s’attacher qu’à un ensemble de normes qui sont en corrélation les unes avec les autres (exigence de connexité).En l’espèce, le système de rémunération prévu entre les parties n’était pas conforme au but de la CCT, parce qu’il permettait à l’employeuse de passer sous la barre du salaire mensuel brut fixe minimum conventionnel par l’exercice d’un pouvoir d’appréciation (TF 4A_138/2024 du 31 janvier 2025).
Location de services – Plateforme numérique – Assujettissement
Art. 12 LES et 26 OSE
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a confirmé que l’activité de mise à disposition des livreurs de la recourante en faveur d’une autre société pour réaliser des livraisons de repas commandés sur une plateforme numérique relevait du régime de la location de services, soumis à autorisation.
Pour apprécier l’existence d’une location de services, l’examen doit s’effectuer sur la base d’une appréciation globale des circonstances du cas d’espèce, en s’appuyant sur le contenu du contrat, la description du poste et la situation de travail concrète dans l’entreprise locataire. C’est la situation de travail concrète dans l’entreprise locataire et non chez l’employeur bailleur de services qui est déterminante. Il faut que la part essentielle du pouvoir de direction soit détenue par l’entreprise locataire pour que le critère distinctif de l’art. 26 al. 1 OSE soit rempli.
La location de services en lien avec les plateformes numériques de travail peut être envisagée de deux manières:
- la société gérant la plateforme peut être elle-même une bailleresse de services au sens de la LSE lorsqu’elle est l’employeur direct des prestataires et que ceux-ci exécutent une prestation auprès d’une autre entreprise locataire ;
- la société gérant la plateforme numérique peut recourir à des prestataires employés par une entreprise tierce, auquel cas il convient de se demander si elle est une locataire de services, respectivement si l’employeur mettant ses employés à sa disposition est un bailleur de services.
Il n’est pas manifestement insoutenable de considérer que le fait, pour l’application numérique, de restreindre le périmètre de livraison revient à délimiter celui-ci, et partant à répartir géographiquement les livreurs.
Les caractéristiques de la plateforme numérique, telles que constatées par la Cour de justice, relèvent de la compétence de donner des instructions au sens de l’art. 321d CO, en ce qu’elles portent sur l’objet concret du travail et la façon d’accomplir celui-ci, notamment son rythme et son étendue spatiale, et dénotent un pouvoir de contrôle sur l’activité des livreurs.
Implique une intégration dans l’organisation de la société le fait que, pour accéder à la plateforme numérique et exercer leur travail, les livreurs doivent lui fournir leurs données personnelles, que leur activité s’effectue sur la base des instructions données par la plateforme (qui choisit elle seule à quels livreurs attribuer les commandes passées, tout en pouvant ensuite délimiter les zones de distribution et le nombre de livreurs en fonction de ses besoins) et que les livreurs dédient tout leur temps de travail au service de cette société (TF 2C_46/2024 du 5 février 2025).