
Les rappels par la jurisprudence
Les rappels par la jurisprudence
La chronique juridique de ce mois propose un choix de décisions rendues par le Tribunal fédéral offrant des rappels précieux pour l’entrepreneur, notamment en matière de contrat d’entreprise, de droit du travail et de responsabilité civile.
Nous vous souhaitons une bonne lecture.
Par Albert VON BRAUN, avocat au service juridique de la Fédération vaudoise des entrepreneurs.
Mes projets
DROIT DE LA PROPRIETE
Servitude – Non-exercice d’une servitude – Renonciation et perte d’utilité
Art. 671, 734, 736 et 737 CC
Le seul non-exercice d’une servitude pendant une longue période ne peut être interprété comme une déclaration de renonciation, même tacite, à cette servitude. Le non-usage de la servitude ne permet pas non plus de déduire la perte de son utilité et d’obtenir ainsi sa radiation au sens de l’art. 736 al. 1 CC. Le non-usage peut tout au plus constituer un indice de la perte d’utilité. De même, le propriétaire ne peut pas se prévaloir de la prescription libératoire du fonds servant (usucapio libertatis) : l’art. 661 CC n’est pas applicable par analogie.
En l’espèce, le propriétaire du fonds servant est condamné à l’enlèvement des aménagements qu’il a réalisés sur l’assiette du droit de passage. Le fait que ce droit n’ait pas été utilisé par les propriétaires du fonds dominant pendant quatre décennies n’est pas pertinent, qui plus est alors que le fonds dominant n’était pas bâti au cours de cette période et que l’action confessoire a été lancée dans la foulée de sa construction. Le propriétaire du fonds servant n’apporte pas non plus la preuve qu’il aurait obtenu, au moment de la réalisation des aménagements, un accord des précédents propriétaires correspondant à une renonciation tacite à la servitude (TF 5A_379/2024 du 11 avril 2025).
Mes affaires
CONTRAT D’ENTREPRISE
Défaut de l’ouvrage – Prescription des droits de garantie pour les défauts
Art. 135ss CO et 180 Norme SIA-118
Dans cette affaire, les principes de mise en œuvre des mécanismes de mise en œuvre des droits de garanties pour les défauts sont rappelés par le Tribunal fédéral.
Conformément à l’art. 180 de la norme SIA 118, les droits du client pour vices sont prescrits cinq ans après la réception de l’ouvrage. Les règles générales de l’art. 135 ss CO s’appliquent à l’interruption de la prescription des droits à réparation. Des travaux de réparation effectués par l’entrepreneur pendant le délai de prescription interrompent la prescription et font courir un nouveau délai de même durée. Si l’entrepreneur ne reconnaît sa responsabilité que pour certains droits issus de la garantie pour les défauts, cela n’a pas pour effet d’interrompre la prescription des autres droits. S’il a reconnu sa responsabilité pour un défaut secondaire, cette reconnaissance n’a pas d’effet sur un défaut primaire dont l’entrepreneur n’avait pas connaissance. La question de savoir si la prescription a été interrompue doit être appréciée séparément pour chaque défaut. La prescription peut déjà intervenir avant que le défaut ait été constaté par les parties.
En l’espèce, les défauts secondaires (fissures dans la paroi et dégâts dus à l’humidité) ont été corrigés pendant la durée du délai de prescription. Le défaut primaire (construction défectueuse de la façade) n’a été connu des parties qu’après l’expiration de ce délai. L’ensemble ne peut être considéré comme un défaut unique, car les défauts secondaires ne constituent pas la simple aggravation du défaut primaire : les fissures de la façade et les dégâts dus à l’humidité trouvent certes leur origine dans les défauts de la paroi, mais ils ne seraient pas apparus sans la survenance d’autres circonstances. Par conséquent, la correction des défauts secondaires ne vaut pas reconnaissance de l’existence du défaut primaire dont le droit en réparation est donc prescrit (TF 4A_611/2024 du 23 avril 2025).
Mes collaborateurs
DROIT DU TRAVAIL
Transfert des rapports de travail – Licenciement collectif – gratification – Information et consultation
Art. 322d, 333, 335f, 336 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral rappelle que lorsque le licenciement fondé sur des motifs économiques, il ne représente pas une fraude à la loi du régime du transfert d’entreprise.
L’omission de fournir toute information allant au-delà de celles listées à l’art. 335f al. 3 CO ne viole pas les droits de participation des travailleurs, s’il s’avère a posteriori que l’information demandée n’aurait pas permis aux travailleurs de proposer des solutions différentes ou améliorées dans le cas concret. Dans ce cas, les possibilités de rechercher des solutions alternatives n’ont pas été entravées par la rétention de l’information.
Dans le cas d’espèce, la qualification de la rémunération de gratification ne peut être suivie, car le paiement du montant de 700’000 fr. fut convenu dans le contrat de travail. Par conséquent, la clause soumettant le paiement du salaire à la condition que le travailleur fût encore employé à une certaine date pour prétendre au paiement du salaire est illicite et frappée de nullité (art. 20 al. 2 CO) : le travailleur a droit au paiement d’une part de ce montant correspondant à la période travaillée (TF 4A_506/2023 du 19 février 2025).
Licenciement abusif – Motifs – Gratification – Information et consultation
Art. 336 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral retient que dans le cas d’espèce, le licenciement prononcé est abusif, compte tenu de l’âge et de l’ancienneté du travailleur, de la manière irréprochable dont il s’était acquitté de ses fonctions, de l’absence de recherche d’une solution alternative au licenciement, compte tenu notamment de la flexibilité dont il avait fait preuve par le passé en acceptant les différentes tâches qui lui étaient confiées, et à l’absence d’information préalable avant ou pendant la réunion avec la commission du personnel (TF 4A_109/2024 du 18 mars 2025).
Heures supplémentaires – Devoir d’annonce – Gratification – Information et consultation
Art. 8 CC, 42 et 321c CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral confirme que c’est à juste titre qu’une prétention en rémunération des heures supplémentaires de l’employée a été tenue pour abusive par l’autorité judiciaire cantonale. L’employée concerné a fait valoir que ses employeurs connaissaient la nécessité d’effectuer un certain nombre d’heures supplémentaires.
Cela étant, une telle circonstance autorisait seulement la travailleuse à ne pas avoir à chiffrer rapidement ses heures supplémentaires exactes, mais ne la libérait pas pour autant de son devoir de les annoncer, ce qu’elle n’a pas fait à satisfaction selon notre Haute Cour, qui rejette sa prétention en paiement d’heures supplémentaires pour ce motif (TF 4A_662/2024 du 8 avril 2025).
Gratification – Interprétation – Bonus de performance
Art. 322, 322d CO, 229 CPC
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a l’occasion de rappeler que doit être qualifié de gratification convenue le bonus de performance, certes calculé selon une formule mathématique, mais affecté d’un multiplicateur déterminé de manière en partie subjective par l’employeur.
Le montant de la gratification doit toutefois être fixé, d’une part en tenant compte du montant minimal garanti en cas d’atteinte de certains objectifs chiffrés et, d’autre part, des principes de bonne foi (TF 4A_364/2024 du 26 février 2025).
Vacances – Expertise – Empêchement
Art. 329d CO
Le Tribunal fédéral rappelle qu’une incapacité de travail suffisamment sérieuse, au point d’entraver la récupération physique ou psychique du travailleur, empêche en principe la réalisation du but des vacances.
Dans le cas d’espèce, c’est à bon droit que l’autorité cantonale a jugé que les lombalgies chroniques dont souffrait la travailleuse l’ont empêchée de bénéficier des vacances (TF 4A_163/2024 du 21 mars 2025).
Convention collective de travail – Interprétation – Indemnisation – Vacances
Art. 8 CC, 329 et 357 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral confirme que ne correcte interprétation de la CCT concernée par l’autorité judiciaire cantonal est correcte, lorsque cette dernière retient une lacune au sens propre de ladite CCT, dans le sens où elle a considéré que son art.6.3 et ses sous-sections ne spécifiaient nulle part qu’à défaut d’avoir été pris en nature en temps utile, le droit au congé compensatoire pour heures de nuit fût périmé et son indemnisation exclue.
Les vacances ont pour but de permettre au travailleur de prendre du repos, ce qui n’empêche pas qu’elles soient indemnisées en espèces lorsqu’elles ne peuvent plus être accordées en nature. Le congé pour heures de nuit n’est pas assimilable aux congés usuels appréhendés par l’art. 329 al. 3 CO, dont le principe est lié à la nature de l’événement (TF 4A_569/2024 du 5 mai 2025).
Licenciement – Mobbing – Enquête
Art. 9 Cst
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral confirme que l’autorité judiciaire cantonale n’a pas versé dans l’arbitraire en retenant, sur la base d’une enquête administrative, que le lien de confiance entre le secrétaire municipal et la recourante était définitivement rompu et que la poursuite d’une collaboration ne pouvait pas être imposée sans nuire au bon fonctionnement du Service de l’administration générale. Le fait que le Syndic ait pu contribuer à cet état de choses en ne procédant pas à un recadrage immédiat du secrétaire municipal après avoir été informé de la situation par la recourante, voire en ne mettant pas en œuvre le processus de médiation prévu par les RH, comme le préconisait la consultante externe en ressources humaines, n’est pas de nature à modifier ce constat.
Au demeurant, il n’est pas exclu que l’employé qui a subi des actes de mobbing puisse néanmoins être licencié lorsqu’il n’existe pas d’autre alternative à la bonne marche de l’administration. Or, la recourante a refusé son déplacement dans un autre service correspondant à ses capacités pour un salaire identique (TF 1C_171/2024 du 11 avril 2025).
Assurance chômage
Aptitude au placement – Capacité de gain – Limitations fonctionnelles
Art. 15 al. 2 LACI
Dans cette affaire, le TF clarifie la portée de l’aptitude au placement (art. 15 LACI) en présence d’un assuré reconnu invalide à 90 % par l’assurance-invalidité (AI), mais disposant d’une capacité de travail résiduelle attestée médicalement à 50 %. Il confirme que le taux d’invalidité n’est pas automatiquement un motif de disqualification au regard des conditions de l’assurance-chômage (AC), en particulier de l’aptitude au placement.
Le TF rappelle que l’aptitude au placement comporte un critère objectif (capacité de travail effective, art. 15 al. 2 LACI) et un critère subjectif (disposition à accepter un travail convenable au sens de l’art. 16 LACI). En cas de limitation durable de la capacité de travail, l’art. 15 al. 2 LACI prévoit une appréciation plus souple, à partir d’un marché de l’emploi réputé équilibré, y compris avec une certaine complaisance de l’employeur. Cette souplesse ne dispense toutefois pas l’assuré de démontrer une capacité résiduelle d’au moins 20 % ainsi qu’un effort actif de réinsertion.
En l’espèce, l’intimé a participé à plusieurs mesures de réinsertion (cours, stage AI à 50 %) et a produit des certificats médicaux concordants. Le TF confirme que ces éléments suffisaient à établir l’aptitude au placement, soulignant que la reconnaissance d’une capacité de travail dans une activité adaptée prévaut sur le taux d’invalidité. Le TF précise également que l’art. 40b OACI, applicable aux assurés partiellement invalides, n’a d’incidence que sur le gain assuré servant au calcul des prestations, et non sur l’aptitude au placement elle-même. En l’espèce, la Caisse devra recalculer le gain assuré en fonction de la capacité de gain effective, sans remettre en cause le droit aux prestations dès lors que l’aptitude est établie.
En conclusion, cet arrêt du TF empêche une exclusion automatique du droit aux prestations en raison d’un taux d’invalidité élevé et exige une appréciation concrète et nuancée de la capacité de travail résiduelle et de la volonté de réinsertion professionnelle (TF 8C_296/2024 du 23 avril 2025)
Aptitude au placement – Activité indépendante exercée durant le chômage
Art. 15 al. 1 LACI
Dans cette affaire, le TF rappelle d’abord la jurisprudence pertinente, selon laquelle (étant donné qu’il n’appartient pas à l’assurance-chômage de couvrir les risques de l’entrepreneur) l’assuré qui, après avoir perdu son travail, exerce une activité indépendante à titre principal n’est en principe apte au placement que si ladite activité est peu importante et qu’elle peut être exercée en dehors de l’horaire de travail normal.
Le TF estime que le simple fait d’avoir fondé une société anonyme et de participer à des conférences liées à son domaine professionnel ne rend pas le recourant nécessairement inapte au placement, ni n’établit de présomption dans ce sens. Les juges cantonaux – en confirmant que le recourant était inapte au placement depuis la date à laquelle la société dont il était administrateur-président avec signature individuelle avait été inscrite au registre du commerce – ont en l’espèce violé l’art. 15 al. 1 LACI (TF 8C_631/2024 du 6 mai 2025).
Mes litiges
RESPONSABILITE CIVILE
Lien de causalité – Etat de santé antérieur – Obésité – Troubles psychiques
Art. 58 LCR, 188 al. 2 CPC
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral doit trancher la question de la causalité de troubles de la santé avec un accident de la circulation, en raison d’un état antérieur qui aurait entraîné une incapacité de travail et porté atteinte à la santé au moment de l’accident, ou après et sans la survenance de celui-ci. Dans le cas d’espèce, le conducteur d’une voiture a développé des troubles psychiques ensuite d’une collision avec un camion dans un tunnel. L’assurance responsabilité civile du chauffeur responsable a mis en doute le lien de causalité entre l’accident et les plaintes du lésé, au motif principal d’une obésité préexistante, mais également en raison de la gravité relativement faible de l’évènement accidentel.
Faire valoir que l’obésité est reconnue comme une maladie par l’OMS et qu’elle peut entraîner d’autres troubles de la santé, en alléguant des probabilités statistiques, de la littérature médicale et des hypothèses spéculatives, ne suffit pas, car elle ne cause pas dans tous les cas des dommages physiques ou psychiques. Le tribunal fédéral retient que l’existence d’une obésité ne suffit par ailleurs pas à remettre en cause le bien-fondé d’une expertise judiciaire, dans la mesure où les experts ont intégré les risques liés à cette maladie dans leur évaluation et y ont expressément traité les liens de cause à effet.
Dans le cadre de l’appréciation du lien de causalité naturelle, un trouble de stress post-traumatique (TSPT) doit être admis, en considérant au premier plan les circonstances réelles accompagnant l’événement accidentel, en l’occurrence l’existence d’un facteur de stress extrême et objectivement propre à provoquer la peur de la mort. La référence à la gravité de l’accident ou à ses conséquences – soit, en l’espèce, à un résultat relativement bénin, proche d’un cas « bagatelle » – ne permet pas de remettre en cause le diagnostic de TSPT établi par expertise judiciaire.
En définitive, le TF a considéré que l’appréciation des faits se fondait sur une expertise judiciaire cohérente et claire. Il a ainsi confirmé qu’il n’existait pas d’état antérieur pertinent ayant causé les atteintes psychiques indépendamment de l’accident, et a rejeté la demande d’une nouvelle expertise, considérant qu’il n’existait pas de doutes sérieux de remettre en question les conclusions des experts (TF 4A_14/2025 du 24 avril 2025).
Responsabilité aquilienne – Faute – Causalité
Art. 4 et 5 LCR
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral doit trancher une nouvelle question de causalité, dans le cadre des conséquences d’un accident de la circulation routière, où l’appréciation de l’adéquation de la signalisation d’un obstacle pour juguler la circulation doit être appréciée, pour déterminer si le responsable de cet aménagement a ou non violé son devoir de prudence et engage sa responsabilité.
En l’espèce le Tribunal fédéral juge que la mise en place, en travers d’une voie d’accès, ouverte au trafic public des deux-roues motorisés, d’une barrière d’entrée lourde devant être contournée lentement par la gauche, sans que d’autres mesures de signalement soient prises pour amener les motocyclistes à ralentir afin de ne pas heurter cet obstacle, alors que depuis de nombreuses années l’accès leur était libre, constitue d’un point de vue objectif une violation du devoir de prudence. La réalisation d’un tel obstacle contrevient en particulier à l’art. 4 LCR qui interdit de créer des obstacles à la circulation. La nécessité de signaler un tel obstacle obstruant entièrement la chaussée, respectivement de mettre en œuvre des mesures amenant les conducteurs de motocycles à ralentir en amont, devaient s’imposer, comme le prescrivent les dispositions détaillées de l’OSR.
Le chef de projet de l’aménagement litigieux ne peut pas se dédouaner de sa responsabilité pénale en faisant valoir que d’autres personnes sont également responsables, dans la mesure, notamment, où il n’existe pas de compensation des fautes en droit pénal. Au demeurant, l’obligation de signaler de façon suffisante tout élément constituant un obstacle à la circulation trouve déjà son fondement dans le principe général selon lequel celui qui crée un état de choses dangereux doit prendre toutes les mesures propres à empêcher un dommage de se produire.
Dans ce contexte, le Tribunal fédéral retient que le comportement de la victime ne peut apparaître comme interruptif du rapport de causalité que dans la mesure où il serait établi que son inattention et sa vitesse sur les lieux auraient été imprévisibles au point que la cause liée à l’installation de la barrière devrait être reléguée à l’arrière-plan. Il n’apparaît pas exceptionnel que l’attention d’un lésé, de surcroît familier des lieux et ignorant tout du changement d’aménagement opéré, se porte, même pendant quelques secondes et en l’absence de signalisation adaptée, ailleurs que sur la route – notamment pour s’assurer qu’aucun piéton ne se dirige vers lui – qu’il sait d’expérience (faussement) être libre de tout obstacle (TF 7B_113/2023 du 24 avril 2025).
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