N°02/2024

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LES RAPPELS PAR LA JURISPRUDENCE

Choix de jurisprudences du Tribunal fédéral

Dans la présente chronique, nous proposons un nouveau choix de décisions rendues par notre Haute Cour, offrant des éclairages précieux à l’entrepreneur sur des enjeux jalonnant la pratique de son métier, parmi lesquels :

  • Un arrêt pertinent dans le domaine des marchés publics, qui rappelle à quelles conditions un recours en matière de droit public, portant sur une question juridique de principe, peut être déposé au Tribunal fédéral.
  • En droit du travail, le TF a rendu une décision par laquelle il juge que lorsqu’une travailleuse est employée à plein temps auprès de la même employeuse, une convention prévoyant l’inclusion exceptionnelle du salaire afférent aux vacances dans le salaire global est exclue même lorsque le salaire mensuel de la travailleuse varie.
  • Enfin un choix d’arrêts rendus en droit de la responsabilité civile et en droit pénal rappellent dans des cas concrets à quelles conditions la négligence ou l’imprévoyance coupable peut conduire à engager la responsabilité civile ou pénale de son auteur, contre lequel son assureur peut se retourner pour les mêmes motifs.

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Marchés publics

Recevabilité du recours en matière de droit public – Questions juridiques de principe

Art. 83 LTF et 27 LPM
Pour qu’un justiciable puisse valablement saisir le Tribunal fédéral d’un recours en matière de droit public, il est nécessaire que son recours porte sur un enjeu que le Tribunal fédéral tienne pour une question juridique de principe. A défaut, et si le recours déposé ne porte pas sur une question juridique de principe, il est irrecevable. Dans cette affaire, notre Haute Cour est amenée à en faire l’appréciation dans le domaine des marchés publics, et retient en synthèse ce qui suit.

1. Recevabilité du recours en matière de droit public

Dans le domaine des marchés publics, le recours en matière de droit public n’est recevable qu’à la double condition que la décision attaquée soulève une question juridique de principe et que la valeur estimée du marché à adjuger ne soit pas inférieure à la valeur-seuil déterminante visée à l’art. 52 al. 1 de la Loi fédérale du 21 juin 2019 sur les marchés publics (LMP).

En l’espèce, la valeur-seuil, fixée à CHF 2 millions pour les travaux de construction commandés par des entreprises publiques ou privés assurant, comme les CFF, un service public, est atteinte.

2. Question juridique de principe

Dans le prolongement de ce premier constat, le Tribunal fédéral se demande si le recours dont il est saisi porte ou non sur une question juridique de principe. Dans cette affaire il conclut que ne constituent pas des questions juridiques de principe :

  • la question de savoir si les critères d’aptitude ou de qualification auxquels doivent satisfaire les soumissionnaires à un marché public doivent obligatoirement apparaître – directement et expressément – dans l’appel d’offres publié sur simap.ch pour pouvoir conduire à une exclusion de la procédure de passation. Pour le TF, le texte clair de l’art. 27 LMP permet de répondre à la question par la négative. En outre, il rappelle que les prescriptions contenues dans les documents d’appel d’offres dont l’importance est identifiable ne peuvent en principe être contestées que dans le cadre d’un recours immédiat contre l’appel d’offres.
  • la question de savoir si l’exclusion en raison du non-respect d’un seul et unique critère d’aptitude ou de qualification est possible. En l’occurrence, il s’agit en réalité de vérifier si l’exclusion représenterait une sanction disproportionnée, soit de contrôler la bonne application du droit et non de répondre à une question juridique de principe. De plus, la jurisprudence fédérale souligne depuis longtemps et de manière constante que les entreprises soumissionnaires qui ne remplissent pas un ou plusieurs critères d’aptitude ou de qualification fixés par l’autorité adjudicatrice peuvent voir leur offre exclue d’emblée.
  • la question de savoir si un pouvoir adjudicateur, comme les CFF, peut laisser un soumissionnaire dans l’erreur, après s’être aperçu que celui-ci avait manifestement mal compris un critère de qualification et l’exclure ultérieurement en raison de fausses indications découlant de ce malentendu. Pour le TF, la question n’aurait pas d’influence pour le sort du litige, puisque le consortium avait en l’espèce parfaitement saisi toutes les exigences auxquelles son offre aurait dû répondre.
  • la question de savoir si un pouvoir adjudicateur peut nier l’aptitude d’un soumissionnaire en retenant que certains de ses collaborateurs ne satisfont pas aux exigences de qualification minimales, sans se renseigner auprès des personnes de référence indiquées dans l’offre, mais uniquement auprès d’autres tiers. A nouveau, il s’agit, d’une question nullement pertinente pour l’issue du litige d’espèce, puisqu’il est admis que la personne n’avait jamais assumé de fonction similaire auparavant, contrairement aux exigences de l’appel d’offres.

Faute de poser une question juridique de principe, le recours en matière de droit public doit ici être déclaré irrecevable, sans que le Tribunal fédéral n’ait à examiner s’il respecte les autres conditions de recevabilité qui lui seraient applicables (TF 2C_222/2023 du 19 janvier 2024).

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Droit du travail

Vacances – inclusion de l’indemnité vacances de l’employé à plein temps

Art. 329d CO
Une travailleuse conclut un contrat de travail à plein temps prévoyant notamment une indemnité de vacances calculée en pourcentage du salaire. Après quelques années au service de son employeuse, la travailleuse est licenciée. A la suite du licenciement, la travailleuse intente une action visant notamment au paiement d’indemnités de vacances et obtient gain de cause devant les autorités cantonales. L’employeuse recourt au Tribunal fédéral, lequel est amené à trancher la question de savoir si l’occupation d’une travailleuse employée à plein temps auprès de la même employeuse et dont le salaire varie mensuellement en raison d’horaires de travail irréguliers permet, en raison de la variation mensuelle du salaire, la conclusion d’un contrat de travail incluant exceptionnellement l’indemnité de vacances au salaire global.

Selon l’art. 329CO, l’employeur verse au travailleur le salaire total afférent aux vacances et une indemnité équitable en compensation du salaire en nature. En outre, les vacances ne peuvent pas être remplacées par des prestations en argent ou d’autres avantages tant que durent les rapports de travail.

Le Tribunal fédéral rappelle que le salaire afférent aux vacances doit, en principe, être payé lorsque les vacances sont effectivement prises. En cas d’activité très irrégulière du travailleur, les difficultés liées au calcul du salaire afférent aux vacances rendent le paiement du salaire au moment où les vacances sont effectivement prises pratiquement irréalisable : l’indemnité de vacances peut ainsi exceptionnellement être incluse dans le salaire global.

Afin de déroger à l’art. 329d CO, le Tribunal fédéral retient que trois conditions doivent être réunies:

  • l’occupation du travailleur doit être très irrégulière ;
  • la part du salaire afférente aux vacances(montant exact ou calculé en pourcentage du salaire) doit être mentionnée clairement et expressément dans le contrat de travail lorsque celui-ci est conclu par écrit ;
  • l’indemnité de vacances doit figurer sur chacun des décomptes périodiques de salaire.

Si ces conditions ne sont pas réalisées, le travailleur a droit au paiement du salaire afférent aux vacances, malgré l’indemnité de vacances incluses dans le salaire global et même s’il a pris ses vacances en nature.

En l’espèce, le Tribunal fédéral a considéré que la condition de l’occupation très irrégulière de la travailleuse fait défaut. S’écartant de certaines jurisprudences rendues par le passé, le Tribunal fédéral retient désormais que même dans un cas d’occupation du travailleur à plein temps dont le salaire varie mensuellement en raison d’horaires de travail irréguliers, l’offre de logiciels et de systèmes de saisie du temps est suffisamment développée pour rendre le calcul et le paiement de l’indemnité de vacances concrètement réalisables. Par conséquent, dans la mesure où la travailleuse était ici employée à plein temps auprès de la même employeuse et en dépit du fait que son temps de travail variait mensuellement, une convention incluant l’indemnité de vacances au salaire global (en dérogation à l’art. 369d CO) est exclue.

Le Tribunal fédéral conclut au versement de l’indemnité de vacances et rejette le recours (TF 4A_357/2022 du 30 janvier 2023).


Assurance invalidité

Allocation pour impotent – activité de la vie quotidienne exécutée de manière inhabituelle

Art. 42 LAI
Dans cette affaire, un assuré paraplégique ayant formulé une demande d’allocation pour impotent, laquelle lui a été reconnue en raison d’une impotence faible. L’assuré a recouru contre cette décision. Le TF relève qu’il n’est pas contesté que l’assuré ne nécessite pas d’aide pour les actes ordinaires de la vie tels que s’habiller, se déshabiller et manger, mais qu’il a besoin de l’aide d’un tiers pour se lever, s’asseoir, se coucher, faire sa toilette et se déplacer. C’est ce qui a justifié l’allocation pour impotent de degré faible.

L’assuré fait valoir que, bien qu’il parvienne à évacuer ses selles manuellement de manière autonome, cela lui prend un temps considérable, ce qui entraînerait une restriction personnelle dans son mode de vie. Par conséquent, l’assuré fait valoir qu’il ne peut faire ses besoins que d’une manière inhabituelle et au prix d’efforts déraisonnables. Il estime ainsi avoir droit à une allocation pour impotent de degré moyen.

Le TF relève que le fait que l’assuré ne puisse accomplir un acte ordinaire de la vie que de manière inhabituelle ne permet pas de conclure directement à un besoin d’aide d’une personne tierce. Le TF examine alors ses précédentes jurisprudences où l’impotence avait été admise pour le fait de devoir vider sa vessie six fois par jour au moyen d’un cathéter, cela étant alors considéré comme inhabituel. Il rappelle également son arrêt concernant l’évacuation manuelle des intestins où une impotence avait été admise. Le TF relève néanmoins que les jurisprudences précitées ne pouvaient être appliquées au cas d’espèce. C’est ainsi que, bien que le fait de faire ses besoins soit particulièrement inhabituel pour l’assuré, cela ne permet pas de retenir qu’il lui serait possible, avec l’aide d’un tiers, d’accomplir cet acte d’une manière plus habituelle et moins coûteuse ou moins contraignante. Par conséquent, dans la mesure où il n’est pas démontré le besoin d’un recours à un tiers, le TF considère que l’allocation pour une impotence faible n’est pas contestable.

Dans un considérant supplémentaire, le TF examine encore le moment à partir duquel l’allocation pour impotent doit être versée. La demande était datée du 11 octobre 2021. Par contre, d’autres demandes de prestations, ne concernant pas l’impotence, avaient déjà été adressées à l’Office AI à partir du 11 août 2017. Or, dans ce cadre, ce dernier avait déjà examiné la question de l’impotence et pouvait ainsi instruire cette question. Le TF relève ainsi que, en cas de paraplégie complète, une allocation pour impotent de degré faible peut, conformément à la pratique, être versée sans examen. Il ajoute également que le fait d’être tributaire d’un fauteuil roulant permet de considérer la personne comme impotente pour les actes ordinaires de la vie « se déplacer/prendre contact ». Par conséquent, le TF parvient à la conclusion que l’office AI disposait déjà, lors de la première demande du 11 août 2017, d’indices suffisants concernant l’impotence de degré faible. Dans ces circonstances, l’office AI aurait dû procéder à des clarifications dès cette date. Cela justifie le versement de l’allocation pour impotent de manière rétroactive (TF 8C_103/2023 du 8 décembre 2023).

Mes litiges

Responsabilité civile

Responsabilité civile – Action récursoire de l’assureur contre l’employeur – Organe de fait

Art. 72, 73, 75 LPGA 55 CC, 101 et 328 CO
Dans cette affaire, un chef d’entrepôt et un employé ont détaché des grilles en vue d’un nettoyage, ce qui a engendré la chute d’un autre employé. Saisi d’un recours portant sur différentes questions de principe pour établir les responsabilités à retenir dans cette affaire, le Tribunal fédéral retient les éléments suivants.

1. Conditions auxquelles l’assureur peut ouvrir une action récursoire contre l’employeur

Le Tribunal fédéral rappelle ici que l’employeur est privilégié par rapport aux autres responsables en ce sens qu’il est exclu, à certaines conditions, du droit de recours de l’assureur.

L’assureur ne dispose d’un droit de recours contre l’employeur d’une personne assurée à la suite d’un accident professionnel que si l’employeur a provoqué l’accident professionnel intentionnellement ou par négligence grave. Seul le recours des assureurs sociaux contre l’employeur et donc le principe de la subrogation intégrale sont limités.

A l’inverse, la responsabilité de l’employeur envers le travailleur lésé existe en vertu de l’art. 328 CO même en cas de négligence et le travailleur lésé peut s’en prévaloir pour le dommage direct non couvert par les assureurs sociaux.

2. Notion d’organe de fait

Les organes d’une personne morale sont uniquement les personnes qui, en vertu de la loi, des statuts ou de l’organisation de fait, participent à la formation de la volonté de la société et sont dotées de la compétence décisionnelle juridique ou effective. Le fait qu’une personne dans le domaine technique exécute de manière autonome les travaux qui lui sont confiés ne change rien à la qualification de simple auxiliaire. Le souci de protéger la personne lésée a pu parfois conduire la jurisprudence à élargir la notion d’organe au sens de l’art. 55 CC. Toutefois, cela ne devrait pas être déterminant dans la mesure où la protection de la personne lésée est garantie par une assurance obligatoire.

Selon le Tribunal fédéral, le chef d’entrepôt n’est pas un organe de fait : il ne s’agit pas ici d’un cas où l’instance administrative suprême ne se voit attribuer qu’un droit de surveillance général et où la gestion proprement dite est confiée à des tiers. Le chef d’entrepôt est un auxiliaire et son supérieur n’a pas créé lui-même la situation dangereuse et n’était donc pas responsable de la prise des mesures nécessaires pour désamorcer le danger (TF 4A_383/2022 du 25 septembre 2023).

Responsabilité civile – preuve à futur – Expertise médicale

Art. 93 LTF et 158 CPC
Dans cette affaire un travailleur a été victime d’un accident du travail qui a entraîné des blessures graves et permanentes. Il considère que cet événement est dû à une violation des obligations de son employeur, dont la responsabilité civile serait ainsi engagée.

Alors que la Suva avait annoncé la mise en œuvre d’une expertise pluridisciplinaire, il a déposé une requête de preuve à future auprès du Tribunal d’arrondissement de St-Gall tendant à l’organisation d’une autre expertise médicale. Le juge unique du tribunal d’arrondissement a alors suspendu la procédure jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue dans la procédure de recours contre la décision sur opposition de la Suva. Cette décision a été confirmée par le Tribunal cantonal de Saint-Gall, qui a considéré que, après le dépôt d’une expertise en assurances sociales, le travailleur ne devrait plus avoir d’intérêt digne de protection à une autre expertise dans la procédure de preuve à futur, puisque l’expertise organisée par la Suva pourrait a priori être utilisée par le juge civil comme expertise judiciaire.

La Présidente de la Ire Cour de droit civil du TF a considéré que le recours en matière civile déposé par le travailleur était manifestement irrecevable au sens de l’art. 108 al. 1 lit. a LTF. Elle retient à cet égard que la décision attaquée ne cause pas un préjudice irréparable au travailleur, qui pourra toujours le moment venu recourir au TF contre la décision de dernière instance cantonale qui mettra fin à la procédure de preuve à futur, si cette décision lui refuse l’expertise demandée. Il pourra aussi dans ce cadre contester la suspension en tant que telle dans la mesure où elle aurait une incidence sur le contenu de la décision finale (TF 4A_532/2023 du 3 novembre 2023).


Droit pénal

Responsabilité civile – lésions corporelles par négligence– Imprévoyance coupable

Art. 12 al. 3 et 125 CP, 73, 75 LPGA 55 CC, 101 et 328 CO
Dans cette affaire, un prévenu a cherché, dans un contexte d’inondation, à améliorer l’écoulement de l’eau dans un déversoir qui était bouché par des éléments végétaux. Comme la chambre du déversoir demeurait remplie d’eau et compte tenu d’un effet de tourbillon vers le tuyau d’évacuation, il n’a pas replacé le couvercle sur cette chambre. Il a dressé un tronc d’arbre pour pallier et signaler cette situation, sans que le tronc remplisse toutefois complètement la chambre. Un petit enfant passant à vélo sur ce lieu de promenade est tombé dans la chambre, malgré le tronc. Il a été happé par le tourbillon, mais est resté, durant une vingtaine de minutes, suspendu à un pachon de l’échelle de la chambre auquel s’était accroché son casque de vélo. L’enfant a ainsi subi de graves lésions cérébrales.

Dans son arrêt le Tribunal fédéral rappelle que la condition de base pour une violation du devoir de diligence et donc pour la responsabilité pour négligence est la prévisibilité du résultat dommageable. Le déroulement des événements conduisant à ce résultat doit être prévisible pour l’auteur, au moins dans ses traits essentiels. Il convient de se demander si l’auteur aurait pu et dû prévoir ou reconnaître une mise en danger des biens juridiques de la victime. Pour répondre à cette question, on applique le critère de la causalité adéquate, selon lequel le comportement doit être de nature, selon le cours ordinaire des choses et l’expérience générale de la vie, à provoquer un résultat tel que celui qui s’est produit ou, du moins, à le favoriser considérablement.

En jugeant le recours dont il était saisi dans cette affaire, le Tribunal fédéral a écarté l’argument du prévenu selon lequel les circonstances de l’accident, subi par un enfant suffisamment petit pour être happé dans le tuyau d’évacuation, mais assez grand pour se déplacer de lui-même et tomber dans la chambre, seraient si exceptionnelles que le résultat dommageable n’était pas prévisible. Le TF retient au contraire que le prévenu était bien conscient de la situation dangereuse qu’il avait créée, puisqu’il a mis en place un tronc dans la chambre. Il aurait dû réaliser que cette mesure était insuffisante pour écarter tout risque d’un résultat dommageable tel que celui qui est survenu. La négligence a dès lors été retenue (TF 6B_817/2023 du 15 novembre 2023).