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LES RAPPELS PAR LA JURISPRUDENCE

Choix de jurisprudences du Tribunal fédéral
Dans la présente chronique, nous proposons un nouveau choix de décisions rendues par notre Haute Cour, offrant des éclairages précieux à l’entrepreneur sur des enjeux jalonnant la pratique de son métier, parmi lesquels:

  • Un premier choix d’arrêts rendus en droit de la propriété offre des rappels bienvenus de certains principes applicables, notamment en matière de servitudes
  • Un arrêt de principe rappelle ensuite les conditions dans lesquelles une discrimination salariale et à la promotion fondée sur le sexe peut être dénoncée.
  • En droit du travail encore, le TF a rendu différentes décisions qui précisent les contours des notions de licenciement abusif et de licenciement avec effet immédiat, et les conditions dans lesquelles de telles décisions peuvent valablement être prises par l’employeur.

Nous vous souhaitons une bonne lecture.

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Mes projets

Droit de la propriété

Renonciation à une servitude

Art. 734 CC
Par principe, une servitude s’éteint lorsqu’elle est radiée du registre foncier, conformément à l’art. 734 du Code civil. Toutefois, la renonciation à une servitude peut prendre effet avant même la suppression si le bénéficiaire déclare y renoncer sans réserve ni condition.

L’intention de renoncer peut être exprimée expressément ou implicitement, auquel cas le comportement implicite doit exprimer clairement cette volonté. C’est le cas, par exemple, si le propriétaire de l’immeuble grevé permet une construction sur l’immeuble voisin qui contredit la servitude.

D’autre part, le simple fait de ne pas exercer une servitude pendant une période plus longue ne peut être interprété comme une renonciation et n’acquiert donc une portée juridique que si les circonstances indiquent clairement que l’intention et toute autre interprétation doivent être considérées comme exclues ou, à tout le moins, hautement improbables. Si la renonciation à la servitude n’est pas suivie d’une déclaration correspondante du titulaire de la servitude au registre foncier, le propriétaire du bien-fonds desservant doit introduire une action en déchéance auprès du registre foncier afin d’obtenir l’annulation de la servitude.

Dans le cas d’espèce, les parties ont conclu un accord global prévoyant la plantation d’une haie sur la base d’une servitude. Bien que cela ne soit pas expressément mentionné dans l’accord, le Tribunal fédéral retient que l’on peut supposer, sans arbitraire, que l’intention subjective des propriétaires du terrain dominant était de renoncer à la servitude (TF 5A 358/2023 du 1er février 2024).

Servitude – Droit de passage nécessaire – Etat de nécessité – Bonne foi

Art. 694 CC, 19 et 20 LAT
Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral a l’occasion de rappeler des principes utiles en droit de la propriété :

1. Droit de passage nécessaire et droit public

Le droit de passage nécessaire ne peut être refusé que dans le cas de nouvelles constructions au motif que le bâtiment n’est pas suffisamment développé. À l’inverse, l’article 694 du Code civil doit offrir la possibilité de corriger d’anciennes insuffisances dans le cas de bâtiments existants.

2. Etat d’urgence et principe de bonne foi

Un propriétaire ne peut pas demander une voie de secours au sens de l’article 694 du Code civil s’il a provoqué, toléré ou s’est résigné à l’état d’urgence ou s’il a agi contrairement au principe de bonne foi, par exemple en supprimant un passage existant afin d’en obtenir un plus confortable. Le refus de passage suppose donc que le propriétaire ait provoqué l’état d’urgence par une action délibérée. D’autre part, il est admis qu’un propriétaire qui achète un terrain déjà bâti ne peut être accusé d’être à l’origine de la nécessité d’un accès.

3. Détermination du droit fond servant

Si, à la suite du morcellement d’un terrain ou de la vente d’un terrain adjacent appartenant au même propriétaire, un terrain n’a plus accès à un chemin public, le passage est accordé à l’autre propriété, qui à son tour a toujours accès au chemin. Les voies d’accès existantes qui ne sont pas suffisantes pour les besoins d’aujourd’hui, par exemple parce que le passage est trop étroit ou ne permet pas l’accès avec un véhicule à moteur, peuvent également être envisagées. Dans ce cas, la voie d’urgence est due par le propriétaire du terrain sur lequel le droit de passage existant est exercé, si un accès suffisant à travers ce bien est possible. Ce n’est que si aucun bien ne remplit ces critères, c’est-à-dire si l’état d’urgence n’est pas dû à un changement de propriétaire ou de voies d’accès, que la voie d’urgence peut être exigée par le propriétaire du terrain sur lequel le passage est le moins dangereux.

Dans le cas d’espèce, lorsque la perte d’accès à la parcelle est survenue après la division de la parcelle et que l’accès existe déjà par l’autre parcelle résultant de la division (servitude de passage) mais qu’il est insuffisant, il semble cohérent de prévoir un accès suffisant selon le critère du moindre préjudice pour les propriétaires du terrain potentiellement grevé (TF 5A_307/2023 du 15 janvier 2024).

Mes affaires

Contrat d’entreprise

Réduction du prix en cas de défaut – Présomption de fait

Art. 368 al. 2 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral se penche sur la question de la réduction de prix en cas de défauts de l’ouvrage et en rappelle les principes.

Pour calculer la réduction de prix « proportionnellement à la valeur réduite », on utilise la méthode relative, qui se heurte en pratique à la difficulté de déterminer la valeur objective du travail convenu (sans défaut) et la valeur objective du travail effectivement livré (avec défaut). Afin d’éviter ces problèmes, la jurisprudence a d’abord établi deux présomptions :

  • la première présomption veut que la valeur de l’ouvrage qui aurait dû être fourni correspond au prix convenu entre les parties.
  • La seconde présomption part du principe que la valeur réduite correspond vraisemblablement au coût de remise en état de l’œuvre.

L’application combinée de ces deux présomptions entraîne une réduction du prix correspondant au coût de la réparation du vice. C’est à la partie qui prétend réfuter l’une ou l’autre des deux présomptions qu’il appartient d’en faire la preuve.

Dans le cas d’espèce, le client s’est limité à introduire une action en réduction de prix, de sorte qu’il a renoncé à l’indemnisation des frais de réparation. Dans le cadre d’une mesure conservatoire, un expert a déterminé que les frais de réparation de l’ouvrage s’élevaient à 324 000 francs. Ce montant a été considéré par le client comme correspondant à la valeur réduite. Étant donné que ce montant excède le prix de l’immeuble et qu’il n’est pas contesté que la valeur de l’immeuble n’est pas nulle, le Tribunal fédéral a jugé que la deuxième présomption ne pouvait pas être appliquée (TF 4A_314/2023 du 1er février 2024).

Mes collaborateurs

Droit du travail

Qualification du contrat – stage

Art. 319 et 320 CO
Dans cette affaire, les parties s’opposaient notamment sur la question de savoir si le contrat qui les liait était un contrat de stage non rémunéré ou un contrat de travail.

Dans son arrêt, le Tribunal fédéral rappelle que la délimitation entre la qualification de contrat de stage non rémunéré et celle de contrat de stage soumis aux règles du contrat de travail et réalisé en contrepartie d’un salaire (art. 320 al. 2 CO) dépend de l’ensemble des circonstances du cas concret. La liberté des parties de convenir de la gratuité de la prestation du stagiaire est restreinte par l’art. 320 al. 2 CO qui prévoit qu’un contrat de travail existe lorsque l’employeur accepte l’exécution d’un travail qui, selon les circonstances, ne doit être fourni que contre un salaire.

Un stage échappe au droit du travail lorsqu’il est effectué dans l’intérêt prépondérant du stagiaire, en vue de l’acquisition d’une expérience pratique ; tant qu’il existe une justification objective à l’existence du stage et à son absence de rémunération, celui-ci doit être admis, et cela même si la durée est de l’ordre d’une année, voire plus selon les circonstances. En revanche, lorsque le maître de stage a un intérêt objectif à la prestation fournie par le stagiaire, l’art. 320 al. 2 CO s’applique : le stage relève alors du contrat de travail et donne droit à un salaire (TF 4A_150/2023 du 30 novembre 2023).

Congé abusif – Congé-modification

Art. 336 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral se penche sur la question de savoir si le congé signifié à un employé présente ou non un caractère abusif.

A cet égard, le Tribunal fédéral rappelle qu’ un congé-modification peut notamment présenter un caractère abusif :

  • lorsqu’il est donné alors que l’employeur a proposé des modifications appelées à entrer en vigueur avant l’expiration du délai de résiliation
  • s’il utilise la résiliation comme un moyen de pression pour imposer au travailleur une modification injustifiée, par exemple des clauses contractuelles moins favorables sans motifs économiques liés à l’exploitation de l’entreprise ou aux conditions du marché
  • si le congé est donné parce que l’employé refuse de conclure un nouveau contrat qui viole la loi, la CCT ou le CTT applicable, ou encore si l’employeur exploite la violation de ses obligations contractuelles de protection envers l’employé pour proposer à celui-ci une modification des conditions de travail très défavorable (rappel de jurisprudence, cons. 4.1).

Dans le cas d’espèce, le congé-modification querellé n’a pas été considéré comme abusif, le TF retenant en particulier que l’annonce de ce licenciement n’était pas intervenue de manière brutale, malveillante, humiliante ou dépourvue d’égards, comme le travailleur le soutenait (TF 4A_327/2023 du 18 janvier 2024).

Congé abusif – Licenciement précédant une reprise d’entreprise

Art. 336 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral était appelé à trancher la question de savoir si le congé signifié à un employé comme résultant des difficultés économiques de la société employeuse, était abusif, parce que le motif réel de la résiliation résidait en réalité dans la reprise de la société par un concurrent.

A l’analyse du dossier, le Tribunal fédéral observe que les actions de la société ont été rachetées, ce qui exclut l’application des art. 333 ss CO applicables en situations de transfert des rapports de travail. Les acquéreurs peuvent imprimer une nouvelle stratégie à la société, avec certains changements au niveau de l’organisation, du personnel, des techniques et outils de production ou des produits. Ceci peut entraîner l’un ou l’autre licenciement. En recourant à cet argument, qui n’a rien d’un prétexte, pour motiver le licenciement, l’employeuse n’a donc pas abusé de son droit.

Dans cette affaire, le Tribunal fédéral constate que l’employeuse n’a pas joué cartes sur table d’emblée, en déclarant que c’était cette reprise qui avait motivé sa décision de licencié l’employé concerné. Toutefois pour qu’un licenciement soit considéré comme abusif, encore aurait-il fallu que les « circonstances économiques » qu’elle a avancées pour expliquer le licenciement ne soient pas indépendantes de cette reprise. Qu’il s’agisse là d’une erreur d’appréciation ou de prudence excessive de sa part, ceci ne saurait automatiquement imprimer un caractère abusif au licenciement, parce que le véritable motif sous-tendant le licenciement, soit la reprise de la société par un concurrent, a été mis à jour et il s’avère parfaitement légitime (TF 4A_501/2022 du 6 novembre 2023).

Congé abusif – Maladie du travailleur

Art. 336 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a été saisi de la question de savoir si une résiliation pour cause de maladie persistante doit être qualifiée d’abusive au sens de l’art. 336 al. 1 let. a CO. Le Tribunal fédéral rappelle d’abord que par principe une résiliation pour cause de maladie persistante ne peut être tenue pour abusive que dans des circonstances très graves, qu’il faut apprécier au cas par cas. Il y a ainsi lieu de distinguer :

  • Lorsqu’il résulte de l’administration des preuves que l’employeur a directement causé la maladie du travailleur, par exemple lorsqu’il a omis de prendre les mesures de protection du travailleur prévues à l’art. 328 al. 2 CO et que le travailleur est devenu malade pour cette raison, l’employeur est en réalité à l’origine de l’état de maladie au titre duquel il licencie son employé, ce qui donne un caractère abusif au licenciement.
  • Si la situation n’atteint pas ce degré de gravité, comme c’est souvent le cas en cas d’incapacité de travail en raison d’une maladie psychique, le congé n’est pas abusif. En effet, des difficultés au travail peuvent fréquemment entraîner une dépression ou d’autres troubles psychologiques, qui ne sont pas constitutifs d’une maladie directement causée par l’employeur.
  • Le fait qu’un conflit avec un nouveau supérieur hiérarchique puisse entraîner une incapacité de travail ne doit généralement pas être pris en considération. En effet, de telles situations de conflit sont fréquentes et n’atteignent la plupart du temps pas le degré de gravité nécessaire pour que l’existence d’un congé abusif puisse être admise. De plus, on ne saurait exiger de l’employeur qu’il prenne toutes les mesures envisageables pour éviter un tel conflit (TF 4A_396/2022 du 7 novembre 2023).

Congé immédiat – Formulation de son intention par l’employeur

Art. 337 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral était saisi d’une affaire où la question se posait de savoir si l’employeuse avait valablement exprimé son confirme que l’employeuse a bien licencié sa travailleuse avec effet immédiat, en lui adressant les messages suivants :

  • « Franchement pour être honnête, je n’ai plus envie de travailler avec vous. Trop compliqué. »
  • « Alors on arrête car je ne paie pas dans le vide. Bonne chance pour la suite. »
  • « Comme je vous ai dit j’arrête là. On vous fera les papiers pour le chômage »
  • « On change de serrure lorsqu’une employée quitte l’entreprise et refuse de rendre la clé. Tu as été prévenue hier par F. Tant pis pour toi si tu ne suis pas les consignes. Et demain ne reviens plus. »

Pour le TF, le contenu de ces messages ne pouvait être compris que comme exprimant une intention de l’employeuse de résilier le contrat de sa travailleuse avec effet immédiat (TF 4A_493/2022 du 24 janvier 2024).

Egalité hommes femmes – Discrimination salariale et dans la promotion

Art. 8 Cst, 8 CC, 3 et 6 LEg
Dans cette affaire le Tribunal fédéral a l’occasion de rappeler les principes qui prévalent en matière de discrimination fondée sur le sexe dans le contexte du travail.

Le principe constitutionnel de l’égalité salarialeentre l’homme et la femme est prévu à l’art. 8 al. 3, dernière phrase, de la Constitution fédérale, et est fondé sur la notion de travail de valeur égale. Il signifie qu’auprès d’un même employeur, la travailleuse a droit à un salaire égal à celui que touche le travailleur s’ils accomplissent tous deux, dans des conditions égales, des tâches semblables ou des travaux, certes de nature différente, mais ayant une valeur identique.

L’existence d’une discrimination est présumée pour autant que la personne qui s’en prévaut la rende vraisemblable. L’art. 6 LEg est l’une des dispositions spéciales dans lesquelles la loi ne fixe pas d’emblée le régime du fardeau de la preuve, mais seulement à partir du moment où la partie, qui serait normalement chargée du fardeau de la preuve, rend un élément de fait vraisemblable. Ainsi, lorsque la discrimination est rendue vraisemblable, c’est son absence qui doit être prouvée par l’autre partie. Il appartient donc au travailleur de rendre simplement vraisemblable l’existence d’une discrimination (assouplissement de la preuve par rapport à la certitude découlant du principe général de l’art. 8 CC). La preuve au degré de la simple vraisemblance ne nécessite pas que le juge soit convaincu du bien-fondé des arguments de la partie demanderesse ; il doit simplement disposer d’indices objectifs suffisants pour que les faits allégués présentent une certaine vraisemblance, sans devoir exclure qu’il puisse en aller autrement. Lorsque le travailleur parvient à rendre vraisemblable l’existence d’une discrimination liée au sexe, il appartient alors à l’employeur d’apporter la preuve stricte de l’absence de discrimination. Si l’employeur échoue à le faire, l’existence d’une discrimination salariale doit être tenue pour établie.

Il y a discrimination à la promotion prohibée en particulier lorsqu’une femme n’est pas retenue pour une promotion, alors qu’elle est mieux qualifiée qu’un collègue masculin promu ou que les femmes ne sont généralement pas promues à certains postes. Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral a constaté:

  • que les fonctions de la travailleuse n’étaient pas équivalentes à celle d’un travailleur masculin avec qui elle se comparait
  • que divers facteurs objectifs tels que la formation, l’ancienneté, l’âge et l’expérience professionnelle permettaient d’expliquer cette différence salariale avec ses subordonnés, tout en relevant que celle-ci s’était rapidement dissipée
  • que les éléments fournis par la travailleuse ne permettaient pas de rendre vraisemblable le fait que les chefs de service de la division informatique accédaient en principe à la sous-direction deux ans après leur nomination

Sur cette base, le Tribunal fédéral a confirmé la décision cantonale querellée constatant l’absence de discrimination dans ce cas de figure (TF 4A_427/2023 du 8 novembre 2023).

Mes litiges

Hypothèque légale des artisans et entrepreneurs

Inscription provisoire – Preuve crédible des travaux

Art. 839 al. 2 et 961 al. 3 CC
L’inscription provisoire d’un privilège légal comme l’est l’hypothèque légale des artisans et entrepreneurs ne peut être refusée que si l’existence du droit à l’inscription définitive de l’hypothèque apparaît exclue ou hautement improbable. Au contraire, dans le cas d’une situation de fait ou de droit peu claire qui mérite un examen plus approfondi que ce qui est possible dans le cadre d’une enquête sommaire, il faut laisser au juge saisi de l’action en annulation le soin de décider si la revendication du privilège doit finalement être confirmée.

Les principes qui précèdent ne signifient pas que l’enregistrement doive être ordonné même si l’entrepreneur présumé ne fournit aucune preuve ou même une indication qu’il a exécuté des travaux et que l’existence même de ces travaux est contestée.

Dans le cas d’espèce, l’entrepreneur ne parvient pas à établir que les travaux ont été exécutés, puisqu’il n’a pas produit de contrat, d’estimation des coûts, de rapport de construction, de feuille de temps, de photographie des travaux ou même la moindre correspondance avec le pouvoir adjudicateur. Le témoignage d’un de ses employés n’a pas non plus été présenté. La production des factures qu’il a lui-même émises, ainsi que les registres de l’emplacement des véhicules, sont insuffisants, même du point de vue de la crédibilité (TF 5A_658/2023 du 17 janvier 2024).