LES RAPPELS PAR LA JURISPRUDENCE
Dans la présente chronique, nous proposons un nouveau choix de décisions rendues par notre Haute Cour, offrant des éclairages précieux à l’entrepreneur sur des enjeux jalonnant la pratique de son métier, parmi lesquels:
- Un premier arrêt rappelle que le voisin qui recourt contre une autorisation de construire doit disposer d’un intérêt digne de protection actuel à s’opposer à dite autorisation.
- Un arrêt portant sur le contrat d’entreprise et le contrat de vente précise qui des parties supporte le fardeau de l’allégation du défaut, et quelles sont les conséquences d’un avis des défauts tardif.
- En droit du travail enfin, le TF a rendu différentes décisions qui précisent les contours des notions de mobbing, de congé en temps inopportun et celle de justes motifs de licenciement avec effet immédiat.
Nous vous souhaitons une bonne lecture.
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Mes projets
Droit des constructions
Autorisation de construire – Qualité pour recourir – Intérêt actuel du voisin
Art. 734 CC
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a été amené à se demander si des voisins d’une parcelle où l’aménagement d’une piscine de 45 mètres carré avait été autorisée, quand bien même cet aménagement comprenait un remblai de terrain n’impliquant aucune gêne visuelle pour eux. En effet pour pouvoir recourir contre une décision, le principe veut que le recourant dispose d’un intérêt digne de protection, sans quoi tout un chacun pourrait recourir contre n’importe quelle décision.
Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral a rappelé que la qualité pour recourir du voisin est subordonnée à l’existence d’un intérêt digne de protection à demande la modification ou l’annulation de la décision attaquée. Cet intérêt doit être actuel et la simple perspective d’un intérêt futur ne suffit pas.
Des travaux de transformation du terrain à l’occasion de la construction d’une piscine n’entraînant aucune gêne visuelle depuis la parcelle des voisins ne fondent pas la qualité pour recourir de ceux-ci. La possibilité que le nouveau terrain soit pris comme point de référence pour le calcul des gabarits d’une éventuelle construction ne confère aux voisins qu’un intérêt hypothétique et futur, ce qui n’est pas suffisant pour fonder une qualité pour recourir. Par conséquent, faute d’intérêt digne de protection, la qualité pour recourir des voisins a ici été niée et leur démarche judicaire rejetée (TF 1C 36/2023 du 11 octobre 2023).
Mes affaires
Contrat de vente
Erreur de base – Constructibilité du terrain
Art. 23 et 24 CO
Dans cette affaire, un acheteur a acquis une parcelle en 2019, qui se trouvait en zone constructible (zone de hameaux). En 2020, la parcelle a été affectée à la zone non constructible, à la suite de quoi l’acheteur a tenté de dénoncer le contrat pour erreur de base.
L’erreur selon l’art. 24 al. 1 ch. 4 CO peut porter sur un fait futur, mais uniquement si ce fait pouvait être considéré objectivement comme certain au moment de la conclusion du contrat. Il faut en outre, que la partie adverse ait dû reconnaître de bonne foi, dans les relations d’affaires, que la certitude de la survenance de l’événement futur était une condition contractuelle pour la partie se trouvant dans l’erreur.
Il est admis que le Conseil fédéral a exigé dès 2010 que la pratique cantonale sur les petits lotissements change, en ce sens que les zones de hameaux devaient être attribuées à la zone non constructible. Il n’en demeure pas moins que la parcelle était placée en zone constructible au moment de la vente immobilière, de sorte qu’il n’y a pas lieu de procéder, dans le cadre de la procédure civile portant sur une erreur de base, à un examen préalable portant sur l’octroi éventuel d’un permis de construire au moment de la conclusion du contrat.
Le contexte qui précède implique cependant que l’acheteur ne pouvait pas partir du principe qu’il obtiendrait un permis de construire pour son projet pendant encore des mois, voire des années. Ce qui est déterminant, c’est l’évolution future que l’acheteur devait envisager au moment de la conclusion du contrat. C’est donc à l’acheteur de supporter le risque du changement d’affectation prévisible intervenu après la vente (TF 4A_406/2023 du 5 mars 2024).
Contrat d’entreprise
Contrat d’architecte global – Honoraires – Dernière estimation des coûts
Art. 404 CO et 102 Norme SIA 118
Dans cette affaire, un contrat passé avec un architecte porte sur des prestations de planification et de direction des travaux. Le Tribunal fédéral confirme qu’il s’agit là d’un contrat mixte, soumis aux règles du mandat ou à celles du contrat d’entreprise selon les prestations de l’architecte en cause. Quelle que soit la prestation considérée, les règles du mandat (art. 404 CO) s’appliquent à la résiliation du contrat d’architecte global. En l’espèce, les parties ont tacitement convenu d’intégrer au contrat la norme SIA 102.
Les mandants ont résilié le contrat de l’architecte global à un stade où les travaux avaient débuté. Il n’est pas contesté que le calcul des honoraires doit s’effectuer d’après le coût de l’ouvrage au sens de l’art. 7 norme SIA 102. Si, comme en l’espèce, le projet n’est pas réalisé, les honoraires correspondant aux prestations effectuées se calculent sur la base de la dernière estimation des coûts. Parmi les prestations ordinaires de l’architecte selon la norme SIA 102, figurent l’estimation des coûts au stade de l’avant-projet (art. 4.31), le devis, plus précis, au stade du projet de l’ouvrage (art. 4.32) ou encore la révision de l’estimation des coûts sur la base des offres, au stade de l’appel d’offres (art. 4.41).
L’information fournie par l’architecte global sur les coûts de construction revêt une grande importance puisqu’elle influe sur les décisions successives du mandant. Par conséquent, lorsque la rémunération de l’architecte dépend des coûts estimés de l’ouvrage en raison de la fin prématurée du mandat, le mandant peut de bonne foi comprendre que seul le coût des travaux qu’il accepte d’assumer, selon l’estimation la plus récente, servira de base de calcul aux honoraires.
En l’espèce, les mandants n’avaient pas accepté l’estimation qui leur avait été présentée en juillet 2008, portant sur un coût global de CHF 1’325’165.-, puisqu’ils avaient immédiatement réduit le projet, pour un coût à la base du calcul d’honoraires de CHF 640’771.-. Par conséquent, ledit devis de juillet 2008 ne constituait pas la dernière estimation des coûts au sens de l’art. 7.5.6 norme SIA 102. Il était ainsi correct de tenir compte d’un montant de CHF 700’000.-, indiqué par l’architecte lui-même comme coût déterminant pour les honoraires le 19 décembre 2007, soit postérieurement à l’estimation globale des coûts du 15 décembre 2007 (TF 4A_497/2022 du 8 décembre 202).
Avis des défauts – Fardeau de l’allégation et de la preuve
Art. 370 CO et 55 CPC
Dans cette affaire le Tribunal fédéral rappelle le principe qui veut que l’entrepreneur (ou le vendeur) supporte le fardeau de l’allégation de l’absence ou de la tardiveté de l’avis des défauts, alors que le maître d’ouvrage (ou l’acheteur) supporte le fardeau de la preuve de l’un ou l’autre de ces faits.
L’article 367 al. 1 CO dispose qu’après la livraison de l’ouvrage, le maître doit vérifier l’état aussitôt qu’il le peut d’après la marche habituelle des affaires. Si les défauts ne se manifestent que plus tard, le maître doit les signaler aussitôt qu’il en a connaissance, à défaut de quoi l’ouvrage est tenu pour accepté avec ces défauts.
La loi institue une fiction d’acceptation tacite de l’ouvrage lorsque le maitre ne donne pas l’avis des défauts aussitôt qu’il en a connaissance . L’entrepreneur est libéré de sa responsabilité à l’égard des défauts signalés tardivement, alors que les droits du maître découlant de la garantie des défauts de l’ouvrage sont frappés de péremption (TF 4A_497/2022 du 8 décembre 2023).
Mes collaborateurs
Droit du travail
Congé en temps inopportun – Protection de la personnalité – Mobbing
Art. 328 et 336c CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédérale a jugé conforme au droit le licenciement d’un membre de l’Etat-major de l’Armée suisse qui avait, des années durant, de manière systématique et manifestement à dessein, fourni des informations erronées concernant son activité accessoire au sein du comité directeur de l’Association de la Patrouille des Glaciers et jeté le discrédit sur l’Armée suisse par une déclaration sur LinkedIn.
Notre Haute Cour rappelle que l’art. 336c CO, qui prévoit une protection contre le congé en cas d’incapacité de travail durant une certaine période, est inapplicable en cas de maladie dans la seule hypothèse où l’atteinte à la santé s’avère tellement insignifiante qu’elle ne peut en rien empêcher d’occuper un nouveau poste de travail, ce que la jurisprudence retient lorsque l’incapacité de travail est limitée au poste de travail.
Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral a examiné les faits constitutifs de mobbing invoqué par le travailleur licencié. Parmi eux, on peut citer le fait que le chef du recourant n’aurait pas pris la peine d’appeler l’employé pour prendre de ses nouvelles, que le remplaçant du chef aurait créé un nouveau groupe WhatsApp sans l’inclure, qu’il n’aurait pas reçu un cadeau en fin d’année, contrairement aux autres membres de l’équipe ; et que sa place de travail aurait déjà été repourvue. Le TF retient ici que, si ces faits sont en principe constitutifs de harcèlement psychologique, ils ne le sont pas dans le cas d’espèce. Les juges fédéraux relèvent en particulier que le recourant ne démontre pas en quoi ses reproches dirigés contre certains officiers supérieurs dépasseraient la situation d’un simple conflit dans les relations professionnelles.
Cet arrêt frappe dans la mesure où le Tribunal fédéral semble octroyer aux juges du fond un large pouvoir d’appréciation quant à l’existence d’une situation de harcèlement psychologique et exiger que le harcèlement psychologique dépasse le degré du simple conflit dans les relations professionnelles pour que l’on puisse soutenir se trouver une situation de mobbing (TF 1C_595/2023 du 26 mars 2024).
Congé immédiat – Justes motifs – Vie privée – Devoir de loyauté
Art. 336 et 337 CO
Dans cette affaire, le Tribunal fédéral considère comme justifié le licenciement avec effet immédiat d’un fonctionnaire, ayant représenté la Suisse dans divers cercles internationaux, pour avoir « poster » en ligne qu’une décision du Conseil fédéral revenait à sauver des « profiteurs » avec l’argent du contribuable, ainsi que divers commentaires dégradants concernant des femmes. Le « Code de comportement » de la Confédération prévoit que « les employés exercent leur activité professionnelle de manière responsable, intègre et loyale. Ils veillent dans leur vie privée également à ne pas nuire à la bonne réputation, au prestige et à la crédibilité de la Confédération ».
Les fonctionnaires peuvent mener une activité politique en dehors de leur service, avec retenue toutefois. Les limites de ce qui est autorisé s’apprécient au cas par cas en fonction des intérêts concrets en jeu. Il convient de tenir compte de la nature de l’activité hors du service ainsi que des tâches, de la position et de la responsabilité du fonctionnaire.
Le devoir de loyauté a pour but de garantir le bon fonctionnement de l’administration publique en évitant de saper la confiance du public dans l’Etat ; il signifie que le fonctionnaire, dans l’accomplissement de sa tâche, préserve les intérêts de la collectivité au-delà de la prestation de travail proprement dite.
En tant que notion juridique indéterminée, la portée du devoir de loyauté doit être déterminée par une pesée des intérêts. Les restrictions à la liberté d’expression fondées sur le devoir de loyauté ne sont admissibles que dans la mesure où elles sont objectivement justifiées et raisonnablement proportionnées à leur objectif. Cet arrêt illustre les limites posées à la liberté d’expression des fonctionnaires, notamment en ce qui concerne concernant leurs postes sur les réseaux sociaux (TF 1C_514/2023 du 4 mars 2024).
Salaire afférent aux vacances – Inclusion de l’indemnité vacances dans le salaire courant
Art. 329d CO
Dans cette affaire, qui a déjà été mentionnée dans la présente chronique juridique, le Tribunal fédéral rappelle qu’en cas d’emploi à plein temps auprès du même employeur, une convention prévoyant l’inclusion exceptionnelle du salaire afférent aux vacances dans le salaire courant, en dérogation à l’article 329d CO, est exclue, même en cas de variations du salaire mensuel en raison d’horaires de travail irréguliers.
En effet, compte tenu de l’offre actuelle de logiciels et de systèmes de saisie du temps de travail, un calcul du salaire afférent aux vacances conforme à la loi peut désormais être raisonnablement exigé de l’employeur (TF 4A_357/2022 du 30 janvier 2023).
Mes litiges
Responsabilité Civile
Illicéité – Gestion fautive
Art. 41 CO et 163ss CP839 al. 2 et 961 al. 3 CC
Dans cette affaire, le maître d’un ouvrage soutient pouvoir engager la responsabilité civile d’un entrepreneur et lui réclamer des dommages-intérêts, en se fondant sur l’idée que, condamné au pénale pour avoir commis l’infraction de gestion fautive, cet entrepreneur a commis un acte illicite qui occasionne au maître un dommage dont il demande réparation selon les principes qui prévalent en responsabilité civile.
Le Tribunal fédéral rappelle d’abord que le caractère illicite du dommage au sens de l’art. 41 al. 1 CO est reconnu, lorsqu’il contrevient à une obligation légale générale, c’est-à-dire, soit lorsqu’elle porte atteinte à un droit absolu de la personne lésée (illicéité par le résultat), soit lorsqu’elle provoque un dommage purement patrimonial en violant une norme de protection pertinente (illicéité par le comportement).
Une atteinte purement patrimoniale n’est illicite que si elle résulte d’une violation d’une norme de comportement visant à protéger contre de telles atteintes. De telles normes peuvent découler de l’ensemble de l’ordre juridique suisse, peu importe qu’il s’agisse de droit privé, administratif ou pénal, qu’elles constituent du droit écrit ou non écrit ou qu’elles proviennent du droit fédéral ou cantonal. Les crimes ou délits dans la faillite et la poursuite pour dettes des art. 163 ss CP ne sont pas des normes de protection au sens de l’art. 41 al. 1 CO.
En l’espèce, la condamnation au pénal pour gestion fautive (art. 165 CP) du gérant d’une entreprise de construction ne permet pas au maître d’exiger des dommages et intérêts sur la base de l’art. 41 CO (TF 4A_423/2023 du 7 février 2024).